L'âge de cristal

10
    Sous ses cheveux emmêlés, son visage enflé était sali par la poussière et les larmes.
    Son genou saignait, coupé par un arc-boutant d'acier.
    La douleur à son flanc ne cessait pas. Elle courait.
    Haut dans le ciel brillait la lune des amoureux.
La nuit était emplie de formes. Les ombres glissaient sur des ombres.
    Quand avait-elle traversé le fleuve? La nuit dernière, ou celle d'avant? Où était-elle à présent?
Elle ne le savait.
    A sa droite elle voyait une grille sans fin au-delà d'une morne route goudronnée. Au loin sur cette
mer d'asphalte, on distinguait un groupe de balançoires. Une crèche industrielle. Ce devait être Stoneham ou Sunrise.
    Son bébé était peut-être là !
    Elle tourna à gauche, s'éloignant de la grille, alla vers l'obscurité profonde entre les bâtiments.
Sa course fut brusquement arrêtée par une haute palissade de planches. Elle revint sur ses pas.
Peut-être pourrait-elle retraverser le fleuve.
    Si seulement elle pouvait se reposer.
    Attention! Elle s'immobilisa. Il y avait quelqu'un dans l'ombre devant elle. Un hurlement réprimé déchira sa gorge.
Sandman!
    Son cœur affolé battit à grands coups. Elle se retourna vivement, agrippa les planches boursouflées, se cassa les ongles en s'accrochant au bois rude. La palissade était trop haute.
    Un instant (un siècle?), elle resta suspendue, tentant d'obliger ses muscles à soulever son corps si lourd. Mais toute énergie avait disparu. Quelque chose en elle se déchira, elle s'effondra au bas
des planches.
    Recroquevillée sur elle-même, elle contempla la fleur de cristal noir incrustée au creux de la
paume de sa main droite.
    Quelques jours auparavant, elle était d'un chaud rouge sang. Sept ans auparavant, elle était
bleu électrique. Et sept ans plus tôt encore, jaune soleil. Une couleur pour chaque période de sept
ans de sa vie. A présent, elle avait vingt et un ans et la fleur était d'un noir mat.
    Le noir du sommeil, le noir de la mort.
    La forme avança calmement vers elle sur la chaussée blanche de lune. Elle ne leva pas les yeux. Elle regardait toujours sa paume parce que son avenir et son passé y étaient inscrits. Ses jours et ses nuits, ses peurs et ses espoirs.
    Pourquoi avait-elle mis sa foi dans le Sanctuaire? C'était insensé. Impossible. Pourquoi n'avait-elle pas été comme tous les autres qui avaient accepté le Sommeil?
    La sombre forme vêtue de noir était à côté d'elle à présent, mais elle ne leva pas les yeux. Elle ne supplia pas car supplier était vain.
    Au lieu de cela, elle recréa le monde.
    Elle n'était plus une hors-la-loi, condamnée, honteuse et terrifiée. Elle était dans le Sanctuaire.
Dans un grand pré caressé par un vent paresseux, près d'une fraîche rivière argentée. Dans un monde où le temps n'existait pas.
    Alors pourquoi sa main fouillait-elle ses vêtements pour y chercher le vibrocouteau caché?
Pourquoi ce désir de plonger l'acier bourdonnant dans sa poitrine?